Psychologie Cognitive – Gestualité de la Connaissance
Une expérience en guise de première réponse :
Expérience sur la perception auditive.
L’idée générale de cette expérience est que la perception auditive d’une voyelle met en jeu la motricité phonatoire. On suppose donc qu’il y a une anticipation mentale de la prononciation de cette voyelle.
Contrôle de la compatibilité avec :
– D’un coté un geste effectif de réponse labiale. On fait les mesures à l’aide d’un dispositif. Il y a deux réponses possibles :
+ La première est l’abaissement du menton par ouverture de la bouche.
+ La seconde est par protrusion des lèves (bisous).
– De l’autre coté un geste potentiel de prononciation de la voyelle perçue auditivement. On fait entendre deux types de voyelles : celles qui se prononcent par ouverture de la bouche, comme le a et le è, et celle par protrusion, comme le u et le ou.
L’expérience est précédé par des phases d’entrainement dans lesquelles on demande au sujet de fournir des réponses compatibles ou incompatibles avec la voyelle perçue.
On mesure le temps de réponse compris entre l’émission du son dans le casque et le moment où la réponse labiale déplace une des deux plaques. L’hypothèse est que la perception d’une voyelle va faciliter la réponse labiale compatible avec la prononciation de cette voyelle.
Les résultats vont dans le sens de l’hypothèse : la compatibilité motrice labiale a entraîné des réponses plus rapides que l’incompatibilité. Tout se passe comme si la perception auditive d’une voyelle mettait en jeu la motricité phonatoire ainsi que l’anticipation mentale de la prononciation de cette voyelle.
Défaire le nœud du monde :
Schopenhauer qualifiait le nœud du monde comme la définition de l’inobservable à partir de l’étude de l’observable.
Il y a trois niveaux d’organisation à ce nœud :
– Les comportements.
– L’activité cérébrale.
– La conscience.
Il s’agit là d’expliquer la conscience, inobservable, à partir de l’explication de phénomènes observables tels que l’activité cérébrale et les comportements. Cela consiste à défaire le nœud du monde.
Il y a une tentative célèbre de défaire le nœud du monde, menée par Freud et détaillée dans Esquisse d’une psychologie scientifique, 1895. Il dessine un croquis sensé représenter le refoulement dans l’inconscient. Dans ce croquis, il représente des neurones et des quantités d’énergies. Ces dernières circulent à partir du neurone A, neurone clé, et sont détournées pour ne plus investir le souvenir douloureux mais pour le diriger vers des neurones codant pour un souvenir neutre. Freud a rapidement abandonné cette tentative de modèle neuronal.
Foloway disait que pour que ce modèle marche il fallait des neurones observables qui prêtent attention à d’autres neurones.
Questionner l’adéquation de la conscience :
L’adéquation de la conscience permettrait de traduire, de rendre compte, ce qui est observable. La question se pose sur la fiabilité de la conscience lorsqu’elle traduit l’observable.
On trouve un début de réponse dans l’exemple précédent (défaire le nœud du monde) : si la conscience était fiable, comment pourrions-nous percevoir de deux manières différentes une même image réelle ? Comment pourrions-nous percevoir un visage derrière un chandelier ou deux visages face à face ?
La fiabilité de la conscience est interrogée dans le champ de la perception des couleurs.
On retrouve deux expériences distinctes :
– Maxwell :
+ Il a utilisé trois cercles de couleurs différentes, rouge, vert et bleu, qu’il superpose partiellement sur un support. Il va ensuite faire tourner très rapidement ce support. Si on présente 60% de bleu, 30% de vert et 10% de rouge, la personne verra une couleur bleu clair. Cela s’explique par des mesures tenant compte des pourcentages des couleurs primaires.
+ Ce qui détermine la conscience perceptive ce sont les propriétés objectives du stimulus : la composition des différentes longueurs d’ondes.
+ Sa conclusion est que la conscience est une traduction fiable de ce qui est observable.
– Land :
+ Son expérience se compose de deux parties :
. Première partie : photographies en noir et blanc avec des filtres de couleur, un rouge et un vert.
. Seconde partie : il va projeter sur un écran les deux photos prises avec les deux filtres différents. Ces photos sont superposées et donnent une image en noir et blanc dans laquelle il apparait une nouvelle nuance de gris. L’expérimentateur va ajouter un filtre rouge sur la photo prise avec le filtre rouge.
+ Objectivement, le sujet devrait percevoir que des nuances rouges. En réalité, le sujet a perçu une photo en couleur, une scène visuelle comportant toutes les couleurs.
+ La conscience n’est donc pas une traduction si faible que ça quant aux propriétés de ce qui est observable.
Changer de métaphore :
Au départ, il y a une métaphore informatique selon laquelle le cerveau fonctionnerait comme un système de traitement de l’information. Cette métaphore date des recherches qui se sont déroulées à Harvard en 1956. Selon cette hypothèse, penser correspondrait à faire des calculs à partir de symboles. Ces derniers sont des tenant-lieux, des représentants, des objets du monde.
Cette métaphore computationnelle s’inscrit dans un cadre théorique plus général : la connaissance par représentation. C’est ce cadre théorique, et non l’hypothèse computationnelle directement, qui est remis en cause.
Dans le cas où la connaissance se construit par représentation, on parle de duplication : il existerait des représentations mentales de l’objet à l’intérieur du cerveau. Très rapidement on tombe dans une aporie (impasse logique), qu’Edelman appelle le piège de la régression à l’infini, une suite interminable de frontières spatiales s’emboîtant les unes dans les autres à l’intérieur du cerveau, entre d’un côté ce qui connaît et de l’autre côté, ce qui est connu, inévitable conséquence logique d’une conception spatiale de la frontière cognitive.
Au contraire, la connaissance par énaction évite la mise en abime dans la mesure où il n’y a aucune activité cérébrale qui ne correspond à la représentation mentale de l’objet. L’énaction propose une organisation cognitive sans représentation mentale d’objets.
L’idée générale est que connaitre c’est répéter. Cela explique l’omniprésence de l’action et plus précisément du geste sur l’objet. Il existe deux cas de figure : répétition effective ou geste mentalement simulé.
Comment la répétition peut-elle remplacer la représentation dans l’organisation cognitive ?
Il faudrait changer la métaphore informatique en métaphore oscillatoire. Le cerveau est ici comparé à un piano, qui remplace un ordinateur. L’idée générale est que quand les mains du pianiste se déplacent sur le clavier, une mélodie accompagne les gestes du pianiste. Appliquée à l’Homme, on détermine que lorsque le corps se déplace sur le monde environnant, une conscience accompagne les mouvements du corps. Toute connaissance serait donc comparable à une « mélodie cognitive » qui accompagne les gestes du sujet sur le « clavier du monde ».
Le nouveau né est animé par une motricité diffuse spontanée. On peut la comparer aux premières gammes gestuelles ontogénétiques. Il y a des mouvements spontanés de la tête, du tronc, des bras et des jambes, dès six semaines de vie fœtale. Dès trois mois de gestation, un mouvement de succion est visible quand le pouce rencontre la bouche. Ceci représente le début de l’épigenèse.
L’analogie fonctionnelle cerveau/piano s’explique par trois comparaisons :
– Une note et une sensation :
+ Une note peut être définie comme ce qui accompagne une vibration consécutive à un contact. La sensation serait donc une note, accompagnant une vibration. Les neurones cérébraux sont parcourus par des ondes créées par l’entrée et la sortie des ions à travers la membrane axonique. Le contact entre le corps et le monde crée donc des notes cognitives (tactiles, visuelles et auditives).
+ Il y a trois types de contacts qui entrainent une vibration dans le cerveau :
. 1er contact : objet tactile avec la peau, entrainant des vibrations accompagnées de sensations.
. 2ème contact : objet visuel et la rétine.
. 3ème contact : objet sonore et cochlée.
– Une perception et une mélodie :
+ Les gestes du pianiste qui enchainent les contacts mains/clavier et créent la mélodie musicale. Cette dernière correspond à l’enchaînement des notes. D’une manière comparable, ce sont les gestes qui entrainent les « notes cognitives ». Les mouvements manuels, visuels et phonatoires, imitent les propriétés de différents d’objets tactiles, visuels et phonatoires et entraînent des perceptions tactiles, visuelles et phonatoires. Toute perception est donc une mélodie cognitive qui accompagne l’imitation du monde.
– Une connaissance à une mélodie intériorisée :
+ Nous avons tous la possibilité d’explorer intérieurement des représentations. On compare cette représentation à un piano mécanique, où le pianiste n’est pas nécessaire pour rejouer une mélodie. La mélodie cognitive peut se rejouer mentalement sans que les gestes ne soient effectivement exécutés. Il y a un enchainement de vibrations cérébrales sans la production des gestes qui devraient en être à l’origine.
+ Pour comprendre cette comparaison, il faut comprendre ce qu’est une structure. Sa définition la plus générale la qualifie d’organisation d’un ensemble fini d’éléments. Il faut cependant la compléter par le fait que cette organisation est mobile et autonome. De plus les modifications de la structure ne doivent pas sortir des limites de cette dernière. La structure peut donc être définie par : organisation mobile, autonome et fermée sur elle-même d’un ensemble fini d’éléments. Le cerveau est une structure dont les neurones sont les éléments.
+ Le cerveau est une structure dans laquelle certains éléments sont directement reliés entre eux et d’autres non. Chacun de ces éléments peut être soit activé soit désactivé. A partir de là, on peut dire qu’il y a des modifications permanentes de l’état global d’activation de la structure. A l’origine de cette modification on retrouve des règles locales :
. L’élément E s’active si le nombre d’éléments connectés activés est supérieur au nombre d’éléments connectés inactivés.
. L’élément E se désactive si le nombre d’éléments connectés activés est inférieur au nombre d’éléments connectés inactivés.
+ Toute connaissance correspond donc à une mélodie cognitive accompagnant le déroulement effectif ou intériorisé d’une imitation gestuelle du monde. Cela est possible par le fait que le cerveau est une structure organisée.
Il reste à résoudre la question de la localisation. Cette dernière est comparée à la localisation d’une mélodie de piano. En cherchant à localiser une mélodie dans un piano on peut comprendre l’affirmation de l’énaction selon laquelle il n’y a pas de représentations dans la connaissance.
A un temps t, certaines cordes du piano vibrent et d’autres non, à t+1 la répartition spatiale des cordes qui vibrent change encore, et ainsi de suite.
La mélodie ne se situe pas dans le piano, dans ce dernier on retrouve des patterns de cordes vibrantes qui, en se succédant, reconstruisent la mélodie. De la même manière dans le cerveau il n’y a que des patterns d’activation neuronales qui, en se succédant, reconstruisent la connaissance.
Conclusion :
La connaissance par énaction est donc une alternative à la connaissance par représentation. Il n’y a donc pas plus de représentations mentales dans un cerveau que de mélodie dans un piano. Autrement dit, comme dans un piano, la mélodie cognitive dans le cerveau doit être systématiquement recréée par la succession temporelle de patterns spatiaux de vibration.
Dans ce cadre théorique, toute connaissance n’est pas permanente par définition et n’existe que le temps de sa reconstruction. Attention, cela ne signifie pas que la mémoire n’existe pas. Cette dernière devient une facilité de reconstruction de la connaissance grâce au marquage synaptique. Comme le disait Marcel Jousse, connaître, c’est « Rejouer le Réel » par le geste. Connaitre c’est énacter le monde, grâce à l’imitation gestuelle du monde.
Le cerveau passe donc d’un fonctionnement de type informatique à une structure. La gestualité de la connaissance fait passer le cerveau d’un cerveau qui raisonne à un cerveau qui résonne. Dans un cerveau qui représente, une information est ce qui se déplace d’un point A à un point B, alors que dans un cerveau qui énacte, une information c’est la succession de patterns d’oscillation animant la structure cérébrale dans sa globalité.
Précision lexicale : un cerveau qui représente, traite des informations entre l’entrée sensorielle et la sortie motrice. En revanche, on ne parle pas de traitement de l’information en ce qui concerne le cerveau qui énacte, mais de couplage structurel. La structure cérébrale se couple à la structure de l’environnement par l’intermédiaire du corps en mouvements.
En conclusion, Guillaume d’Occam proposait métaphoriquement d’utiliser un rasoir pour débarrasser les modèles explicatifs des « fictions explicatives » qui les encombrent et minimisent ainsi leur crédibilité. Une fiction explicative est un facteur explicatif dont on postule l’existence mais que personne n’a jamais observé. En nous débarrassant de fictions explicatives que sont les niveaux d’organisation sémantique et symbolique, la pensée abstraite innée analogue au langage, le sujet cognitif et la représentation mentale, l’énaction améliore la crédibilité des modèles de l’organisation des connaissances proposés par la psychologie cognitive.
I. Le cerveau en pièces détachées.
L’enveloppe corticale constitue la partie visible d’un « iceberg » : le système thalamo-cortical. La comparaison avec un cortex de singe montre la multiplication des circonvolutions :
– Séparer les lobes corticaux fait apparaitre l’organisation sous corticale.
– Séparer les éléments sous-corticaux fait apparaitre un cerveau en pièces détachées permettant une vision à la fois analytique et globale du cerveau.
Pour chacune des 11 pièces détachées, nous allons voir sa nature et sa fonction.
1. Le lobe frontal :
La principale fonction à laquelle participe ce lobe est l’action, il faut noter qu’il n’est pas le seul à participer à cette fonction. Dans le modèle classique de traitement de l’information, comme l’atteinte et la saisie de la tasse visuellement perçue, il y a différentes étapes entre l’entrée sensorielle et la sortie motrice.
On en distingue trois :
– La première étape est le traitement perceptif d’une image occipitale de l’objet.
– La seconde étape est constituée par les transformations visuomotrices qui suivent un trajet occipito-pariétofrontal.
– La 3ème étape est le contrôle du geste qui met en jeu le lobe frontal (ainsi que le cervelet et les noyaux de la base).
Classiquement, on distingue trois sous structures spécialisées :
– Le cortex préfrontal planifie.
– Le cortex prémoteur coordonne.
– Le cortex moteur contrôle l’exécution effective du geste.
a. Le cortex préfrontal :
Le film Vol au-dessus d’un nid de coucou, illustre une pratique très commune dans la première moitié du XXème siècle. W. Freeman fait partie des médecins pratiquant un nouveau type de psychochirurgie : la lobotomie du lobe préfrontal. Il employait la technique dite d’essuie-glace, par insertion d’une aiguille dans l’orbite oculaire, pour détruire le lobe préfrontal. Dans les années 50 aux USA, on dénombre environ 50 000 lobotomies pratiquées sous anesthésie locale.
L’inventeur de cette pratique est Egas Moniz. Il reçut le Prix Nobel Médecine en 1949 et fut assassiné par un patient qu’il a lobotomisé. Les interventions sont pratiquées sur des patients psychotiques pour soulager la douleur psychique et physique.
Pour justifier le maintien d’une telle pratique, on se basait sur des chiffres statistiques :
– 41% Nette amélioration.
– 28% Légère amélioration.
– 25% Aucun changement.
– 2% Dégradation.
– 4% Mort.
Il y a eu quelques cas d’abus. Notamment le cas d’Agnès, épouse d’un magnat du pétrole lobotomisée par deux chirurgiens sollicités par son mari pour faire cesser les bavardages en société nuisibles pour les affaires.